13

December

2023

La plus grande histoire d’amour qui m’a touché au cinéma, c’est Paris, Texas

Karim Leklou

Interview — Louis Lepron

Film et photographie — Aurelien Beker & India Lange

Karim Leklou a ce quelque chose d'énigmatique. Un mystère et une profondeur qui lui ont donné la possibilité de briller dans de nombreux films, de l’épopée Le Monde est à toi au rugueux Bac Nord. Aujourd’hui, le voici en tête d’affiche de Vincent doit mourir, un long-métrage à la croisée des genres, à l’image de son acteur principal. Signé Stéphan Castang, le film raconte l’histoire de Vincent, un mec ordinaire. Du jour au lendemain, des gens s’en prennent à lui et veulent absolument le tuer. Karim Leklou nous a raconté une histoire de cinéma pas comme les autres ainsi que ses futurs projets.

 

 

Ever : Comment est-ce que tu as eu écho du projet de Vincent doit mourir ?

Karim Leklou : Ce sont les producteurs qui m’en ont parlé dans un premier temps. Ils m’ont proposé ensuite de rencontrer le réalisateur Stéphan Castang. En discutant avec lui, j’ai vachement accroché. Il a par la suite retouché au scénario et j’ai trouvé que ça prenait vraiment forme dans un mélange des genres que j’aimais beaucoup. Le film ne voulait pas esthétiser la violence et il comportait une dose d’humour, de second degré, de burlesque, qui allait mélanger les genres, que ce soit le thriller parano ou le film de zombies. Situé dans un contexte pré-apocalyptique, il faisait écho à notre actualité. Étrangement, même s’il y avait du fantastique, ce fantastique pouvait se rapprocher de la réalité. La dernière chose qui m’a donné envie, c’est la présence de Vimala Pons, qui joue Margaux. J’avais très envie de jouer avec elle.

 

Ever : Tu connaissais son travail ?

Karim Leklou : Je connaissais son travail à l’image et j’étais allé voir son dernier spectacle. C’est une actrice qui me touche beaucoup. Elle a beaucoup de possibilités, et je trouvais que le cinéma n’en avait exploité qu’une infime partie. Elle a souvent été utilisée dans le corps, la drôlerie, et là je trouvais que Vincent doit mourir exploitait une faille qu’on sentait en elle, une forme de mélancolie. C’est une immense actrice, l’une des meilleures actrices françaises.

 

Ever : Vimala joue un personnage important dans l’aventure de Vincent. Comment a été établie votre relation de travail en amont du tournage ?

Karim Leklou : On s’est rencontrés sur le tournage. C’était une volonté du metteur en scène pour garder une certaine fraîcheur dans le cadre d’un vrai dispositif de mise en scène. Concrètement, notre premier face à face s’est déroulé pendant les répétitions autour du corps, c'est-à-dire pendant les cascades. Ce qui m’a beaucoup plu dans la rencontre qui a lieu entre Vincent et Margaux, c’est ladélicatesse proposée par Stéphane. Normalement au cinéma, lorsqu’une “première fois” est racontée, c’est toujours avec un feu d’artifices. Là, ce sont des corps qui ne se connaissent pas. Toute cette maladresse, je trouvais qu’elle ramenait beaucoup de tendresse, indispensable au film. Finalement, c’est l’histoire de deux naufragés qui essaient de vivre ensemble dans un monde de fous. Ça m’a intéressé parce que pour moi, la plus grande histoire d’amour qui m’a touché au cinéma, c’est Paris, Texas. C’est hyper dur. De cette dureté émerge une nouvelle beauté. Il y a aussi la question du regard dans ce film. D'où mon envie de jouer dans Vincent doit mourir : c’est une histoire qui est proche du monde dans lequel on vit. On a du coup effectué dans un premier temps un travail sur le corps pour éviter d'intellectualiser les scènes suivantes.

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Ever : Est-ce que le premier jour du tournage a été à l’image de cette volonté ?

Karim Leklou : Le tout premier jour de tournage, c’est le coup de PC que je me prends dans la gueule. Cette scène où un stagiaire m’envoie son ordinateur en pleine gueule, c’est à la fois une violence qui utilisait la dimension burlesque, comique, mais qui racontait un type de violence bien réelle, ici dans le monde de l'entreprise, et qui gagne en densité au fur et à mesure que le film progresse. On a déroulé cette semaine qui se déroule au bureau, et puis est venue une scène qui a changé la densité de la violence, celle de la fosse septique. C’est un changement important pour le personnage : Vincent sait qu’il va devoir se défendre. C’est aussi la métaphore de deux personnes qui sont littéralement dans la merde et doivent tout faire pour survivre l’un sur l’autre. Cette scène montre qu’avec le cinéma, on se dépasse. Quand il y a un dispositif de cinéma qui aide un acteur et quand tu travailles en totale confiance avec le réalisateur, tu te dépasses. Avec cette difficulté, avec le corps qu’on a. L’idée, c’était de raconter des scènes d’action mais avec des corps du quotidien, pas des corps à la Jason Statham. Parce qu’en vrai, Jason, il traine pas dans des bars à deux heures du matin, lui il est à la salle de sport. Nous, potentiellement, on était plus intéressés par des gens qui sont dans un bar et qui vont se battre vers minuit.

 

Ever : Et qui se font mal au poignet au premier coup lancé.

Karim Leklou : Oui c’est ça ! Des gens qui se battent de manière sale, qui se donnent des claques. Cette dimension de la saleté des combats raconte aussi la non esthétisation de la violence dans Vincent doit mourir.

 

Ever : Huit semaines de tournage, une douzaine de combats : quand tu as lu le scénario, t’as pas eu peur de l’intensité que tu allais devoir apporter ?

Karim Leklou : Le premier objectif, c’était de rester en vie (rires). Notamment la scène de la fosse septique. Même si tout est réglé, je la joue de A à Z. C’était physiquement la scène la plus dure de ma carrière d’acteur. La chance aussi, c’est qu’on a tourné au maximum dans l’ordre pour avoir une sorte de continuité. Ce qu’on s’est dit avec Stéphan, c’est que je sois comme le personnage, comme une page blanche, un monsieur tout le monde content de lui qui n’a jamais été violenté, qui n’est ni sympathique, ni particulièrement méchant. À travers son déclassement, je devais traverser cette aventure comme lui. Est forcément venue une fatigue physique qui m’a aidé à vivre la même chose que lui. À travers le film, il y a cette violence tabou qui parcourt notre société. Qu’elle soit dans l’entreprise, faite aux femmes, aux enfants ou psychologique.

 

 

Ever : Comment tu faisais pour progressivement avoir cette rage, cette violence en toi, pour les besoins du scénario qui montait en puissance ?

Karim Leklou : Toute la préparation en amont du tournage a permis cela, tout a été balisé, et je m’y suis jeté dedans avec appétit. Après les répétitions, c’était le moment d’aller valser sur le tournage. À chaque fois qu’un personnage devait valser avec moi, je ne refusais jamais une danse, et je lui disais qu’il ne serait pas le dernier à valser. “Et aux suivants !”.

 

Ever : Les deux enfants dans le couloir notamment !

Karim Leklou : Ah ba ça c’était génial. On est en plein dans cette idée de tabou.


 

Ever : Tout était hyper chorégraphié j’imagine.

Karim Leklou : Évidemment ! Ce qu’on aimait, c’était cette violence ou j’allais insulter ce gosse au premier degré. Ça a été tout le travail entre le chorégraphe des combats Emmanuel Lanzi et Stephan. L’idée qu’ils ont mis en place, c’était de dérégler les cascadeurs pour qu’ils puissent notamment s’adapter à mon corps.

 

Ever : Vimala Pons, elle débarque au milieu du tournage comme du film.

Karim Leklou : J’ai adoré travailler avec elle. C’est une actrice précieuse, et parfois tu ne savais pas trop où elle allait t’amener. J'aimais bien que ça passe par le corps et pas forcément par le discours.

 

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Ever :« J’ai choisi Karim Leklou car il peut être doux et brutal, effrayant et d’une très grande beauté » : voilà ce que dit Stéphan Castang de toi. Tu es d’accord ?

Karim Leklou : J’évite d’avoir un regard analytique sur ma personne. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est le travail en osmose avec un réalisateur. Avec Stéphan, on a beaucoup parlé du scénario, des dialogues, des cascades. J’aime bien faire ça en amont du tournage. S’il y a un changement à opérer, ça ne peut pas se faire pendant le tournage, mais avant et autour d’une table avec le réalisateur. On est en symbiose ensuite avec son réalisateur et quand on arrive sur le plateau, on va dans la même direction. Ça me permet de ne pas penser à toutes ces questions, sans pour autant ne pas être en éveil pendant le tournage. Plus tu travailles en transparence, en équipe, mieux ça se passe. Le cinéma est un art collectif, ce n'est pas seulement le travail de l’acteur ou sa glorification.


 

Ever : En 2023, tu as participé à un gros projet, dont le tournage s’est terminé il y a peu, L’amour ouf de Gilles Lellouche.

Karim Leklou : Je joue le père de François Civil, qui joue Clotaire. Quand Gilles Lellouche m’a appelé pour me dire que j ‘allais faire le père de François, il y a eu un silence de trois secondes. Et après il m’a précisé que c’était à une autre époque, quand le personnage de François Civil est plus jeune (rires). Là, j’ai adoré l’idée. Ce que j’ai beaucoup aimé dans ce rôle là, en peu de scènes, c’est comment il décrit le milieu ouvrier et la difficulté de ne pas avoir les mots, de ne pas parler. Ça dit beaucoup de l’éducation de Clotaire et il y a une forme de tendresse et de dureté de vie qui est très présente. On sent que c’est un père aimant et dépassé, mais c’est dans sa chair. Sans aucun misérabilisme. J’étais touché que Gilles pense à moi, et de raconter le milieu ouvrier de cette manière. Il m’a proposé de jouer avec Élodie Bouchez, une actrice pour laquelle j’ai beaucoup d’admiration. Tout se passe dans le regard, le silence, la résiliation. Comment les choses existent sans qu’elles ne soient dites.

 

Ever : Il existe ce côté famille sur le plateau de Gille Lellouche ?

Karim Leklou : Alors ça complètement. Ce qui est super beau avec Gilles, c’est que c’est non seulement un sacré metteur en scène et qu’il ne néglige aucun comédien, il donne tout à ses acteurs. Il est hyper généreux avec eux et réussit à créer une camaraderie à l’écran. Tous les acteurs de son film diront que le temps passe trop vite.

 

Ever : Comment est-ce que tu décrirais L’amour ouf ?

Karim Leklou : L’amour ouf, c’est un beau film d'amour qui croise les genres avec un casting démentiel. Il y avait de grosses ambitions de mise en scène, que je lui reconnaissais au regard de films aussi ambitieux auxquels j’avais participé comme Bac Nord ou Le Monde est à toi. Il y avait aussi un côté très britannique, très beau et très dur, sans être dans le film social, mais sans que le contexte social ne soit non plus ignoré.

 

Ever : Tu as aussi participé au Roman de Jim. Ça s’est passé comment ?

Karim Leklou : J’ai adoré faire ce film. C’est une rencontre, une rencontre étrange. C’est presque improbable que je me retrouve à travailler avec les frères Larrieu. Le film est l’adaptation d’un roman du même nom de Pierric Bailly. Il parle de la paternité d'un père, Aymeric, qui n’est pas le père biologique, et de l’amour qu’on peut avoir pour son enfant même lorsqu’on n’est pas son géniteur.

 

C’est un acte politique au sens où le personnage d’Aymeric est complètement gentil. Je dis ça parce que généralement, au cinéma, les gentils n’ont pas le premier rôle. On les met sur le côté. Là, il est au centre et le film est d’une beauté forte et leur mise en scène est très épurée. J’ai adoré faire ce film tant il interroge l’intime, le rapport à l’autre, aux femmes, aux enfants. Il montre aussi la sensibilité d’un homme, sans effet, sans artifice.

 

J’ai travaillé avec Laetitia Dosch qui est une machine de guerre, ultra concentrée, et j’avais qu’une envie c’était de plonger avec elle. Et les frères Darrieu, ce sont deux vrais intellos, mais sans papier cadeau, y a juste l’emballage (rires). Par contre c’est très concret. Je les trouve d’une passion pour le cinéma assez dingue.

 

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Ever : Quels sont les futurs projets dont tu peux nous parler ?

Karim Leklou : Je finis la troisième saison d’Hippocrate et je vais jouer un petit rôle pour le film d’Antonin Baudry sur De Gaulle. C’est un film historique un peu dépoussiéré, qui n’est pas tendre avec les rapports géopolitiques. Pour les autres projets, tant que c’est pas fait, je n’en parle pas, mais j’espère bientôt avoir le plaisir de retrouver Anthony Bajon pour son premier film en tant que réalisateur.

 

Ever : Je vais te poser quelques questions de recos cultures. Ça va aller vite. C’est quoi ton artiste musical du moment ?

Karim Leklou : Théo Cholbi, avec son groupe SÜEÜR. En ce moment, j’ai aussi une période années 80, et j’écoute pas mal David Bowie, ou de vieilles compilations de rap que j’avais quand j'étais petit, comme Hip Hop Soul Party Volume 2 de Cut Killer.


 

Ever : Un ou plusieurs films récents qui t’ont marqué ?

Karim Leklou : La bête dans la jungle avec Anaïs Demoustier et aussi Un métier sérieux et Le Règne animal.

 

Ever : Un film que tu as redécouvert ?

Karim Leklou : Paris, Texas. J’ai harcelé Gilles Lellouche pour qu’il le voit, sans même savoir s’il l’avait vu (rires). C’est un film d’une beauté incroyable. Je citerai aussi L’aveu de Costa-Gavras, avec Simone Signoret et Yves Montand. C’est très très fort, d’une grande complexité.


 

Ever : Un livre que tu lis en ce moment ?

Karim Leklou : En marge, de Jean-Michel Correia, qui une très belle réflexion sur le fait d’être en marge de “la norme” ainsi qu’un très beau récit autobiographique. Et aussi Des souris et des hommes de Steinbeck. Il y a tout, c’est un livre qu’on doit lire parce qu’il y a l’interligne. C’est un livre court mais qui dit beaucoup avec peu de mots, comme le dit Joseph Kessel. C’est un livre qui devrait être lu par des acteurs.

 

Ever : Pour finir et revenir à Vincent doit mourir, si tu devais citer 3 films sur la violence qui t’ont marqué ?

Karim Leklou : Je reviens à Paris, Texas, qui pose la question du regard. This is England, parce que c’est vu à travers les yeux d’un enfant. Moi, Daniel Blake sur la violence sociale : je n’en suis pas sorti indemne. Aussi, il y a La Haine de Mathieu Kassovitz, le travail de Gaspar Noé, d'un Romain Gavras, dans différents styles. Et aussi deux chefs-d'oeuvres absolus : Apocalypse Now de Francis Ford Coppola et La Porte du paradis de Michael Cimino.

 

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Credits :


Stylism — Marie Cheiakh @siwarcheiakh
Groomer —  Mathieu Laudrel @mathieulaudrel

 

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